Lettre ouverte à l’attention de SE le Président de la République, M. Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, de la part de Me Patrick Kabeya, avocat au Barreau de Kinshasa
 
Excellence, Monsieur le Président de la République,
 
Partisan de toujours de l’UDPS, admirateur éternel de feu votre père Etienne Tshisekedi et fervent soutien de votre personne, c’est avec une profonde circonspection que je prends la plume aujourd’hui.
 
Monsieur le Président, depuis quelques mois, un ancien candidat à l’élection présidentielle de 2018, dont le score, rappelons-le, a été de 0,13 % des suffrages (soit 23 548 voix), tente de sortir de l’anonymat dans lequel il n’est jamais parvenu à s’extirper. Et, tel un diable, de la plus sinistre des manières.

Ce triste sire, qui a plus de followers sur Twitter que d’électeurs dans le pays, n’a rien trouvé de mieux pour faire parler de lui que de réveiller un démon, jusque-là heureusement enfoui : celui de la division et, disons-le tout court, du racisme.
 
Cette personne, dont le simple fait d’énoncer son nom écorche ma plume, a cru bon d’élaborer, pour ne pas dire bricoler, une proposition de loi qu’il entend faire porter par un député proche de vous, et que je qualifierais, pour le dire pudiquement, de surréaliste. Cette proposition de loi vise tout bonnement à exclure du jeu politique des candidats dont le père ou la mère ne serait pas de nationalité congolaise.

En quelques lignes, sans prétendre être exhaustif, je m’efforcerais de vous dire en quoi cette proposition de loi nauséabonde, qui rappelle les pires heures de l’Histoire, est complétement abjecte et absurde ; mais aussi de dire la responsabilité qui est la vôtre dans le fait de laisser prospérer le débat public à ce sujet alors que vous pourriez facilement y couper court.

Je commencerais par un argument secondaire. Une telle loi, si elle était par le plus grand des malheurs votée dans notre pays, serait-elle applicable ? La réponse, pour qui connaît un tant soit peu la réalité de ce pays, ce qui n’est pas le cas de M. Tshiani, qui, je le rappelle, est titulaire d’un passeport américain, serait purement et simplement inapplicable. Et pour cause, il n’y a pas chez nous de registre de l’état civil tenu en bonne et due forme. Pour obtenir des papiers, il suffit de se rendre devant l’agent assermenté et de déclarer qui est son père et qui est sa mère. Aucune vérification n’est faite. Le système est purement déclaratif. En cas de fausse déclaration, sur quel élément se basera alors l’officier d’état civil pour en contester la véracité ? Sur le morphotype de la personne concernée ? Le degré de pigmentation de sa peau ? Sur son taux de mélanine peut-être ? Allons donc ! Comme le dit le célèbre philosophe Montesquieu, « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».

Deuxième argument : une telle loi serait-elle dans l’ère du temps ? Oui, si nous vivions au XVIIIème siècle. Si l’Humanité n’avait pas depuis plus de 300 ans progressé. Comment expliquer que la RDC serait le seul pays au monde à créer sur son sol un statut de sous-citoyen, créant une distinction – et même une discrimination – entre ceux dont les deux parents seraient de sang congolais, des Congolais véritables en somme, de ceux dont l’un des deux parents viendrait d’ailleurs ? Les Nilotiques originaires du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda ; les Soudanais originaires du Sud-Soudan ; les Bantous originaires de l’Angola, de la Zambie et du Centrafrique, ne seront-ils bientôt plus pleinement et entièrement citoyens de ce pays ? A n’en pas douter, le soubassement raciste, nauséabond, de la proposition de loi de M. Tshiani aurait sans doute sa place dans le régime de l’Apartheid de l’Afrique du Sud des années 1940-1950. Mais elle n’a clairement rien à faire dans la RDC de 2021.
 
Troisième argument : qui d’un tant soit peu sensé dans ce pays peut penser une seule seconde que la priorité aujourd’hui des Congolais résiderait dans le vote d’une telle loi ? Dans un pays où les deux tiers de la population vivent avec moins de 1 dollar par jour, la priorité, c’est le travail, le pouvoir d’achat, le logement, l’eau, l’électricité, le transport, la santé et, pour les enfants, l’éducation qui permet de leur offrir un avenir meilleur. A cet égard, je vous félicite, M. le Président, d’avoir imposé la gratuité dans l’école primaire. Les députés devraient suivre votre exemple et s’intéresser à tout sauf à des sujets annexes, qui n’ont rien à voir avec les priorités du quotidien des Congolais. De ce point de vue aussi, la proposition de loi de M. Tshiani doit être écartée.
 
Après avoir dit en quoi cette proposition de loi serait pour notre pays de sinistre augure, je veux, Excellence, M. le Président, Mon Président, avec tout le respect et la déférence que je vous dois, dire en quoi vous avez, dans ce débat, une responsabilité. Une très lourde responsabilité.
 
Chacun le sait. Vous êtes de facto le leader de l’Union sacrée. Union qui domine très largement le Parlement congolais et que je soutiens pleinement. Or, aucune proposition de loi ne saurait être votée sans votre accord. Tout le monde le sait. Certes, la Constitution consacre la séparation des pouvoirs entre l’Exécutif et le Législatif. Mais c’est une fiction. En République Démocratique du Congo, ce que le Président de la République et chef de l’Etat décide s’impose au Parlement. L’inverse n’est jamais vrai.
 
Alors, Monsieur le Président, je vous le demande solennellement : prenez de grâce la parole  la parole pour condamner publiquement cette proposition de loi raciste, qui déshonore notre pays. Vous qui parcourez le monde, que diront les Américains, que diront les Européens, que diront les Africains si par malheur une telle loi était votée ? Vous serez, à leurs yeux, tout comme aux yeux des Congolais, tenu pour responsable, pour ne pas dire coupable, d’une telle infamie. Coupable d’avoir gardé le silence et d’avoir laisser-faire.

Car nul n’ignore, ici au Congo, comme partout ailleurs dans le monde (j’ai de la famille en Belgique et aux Etats-Unis) que cette loi ne vise qu’à une chose : exclure je-ne-sais quel rival de la course à la présidentielle en 2023. C’est pour cela que certains, dans notre camp, laissent M. Tshiani avancer. Eux sont à couvert, tapis dans l’ombre. Le moment venu, ils auront beau jeu de décliner toute responsabilité : « cette loi a été votée mais nous n’y sommes pour rien ! » C’est une honte. D’autant que personne n’y croira. Notre famille politique sera couverte d’opprobre. Elle aura trahi les idéaux de feu Votre Père Etienne Tshisekedi. Elle aura aussi trahi les vôtres, vous qui, il y a quelques mois encore, disiez publiquement et courageusement vouloir permettre aux Congolais d’avoir une double nationalité. Quel recul ce serait ! Non, on ne s’amuse pas à craquer des allumettes dans une grange pleine de foin. On risque, ce faisant, de mettre le feu à toute la ville.
 
Cher Président, vous avez une occasion historique de montrer que vous êtes différent. Différent de Joseph Kabila. Ce que je crois profondément. La proposition de loi de Noël Tshiani aurait eu toute sa place il y a quelques années, au moment où le cynisme et le machiavélisme prévalaient. Au moment où tout était bon aux yeux de certains pour garder le pouvoir, quitte à créer la division, attiser la haine et faire couler le sang de nos compatriotes.
 
Créer la division, attiser la haine, faire couler le sang entre Congolais en créant entre eux des catégories, c’est ce à quoi aboutira inévitablement la funeste proposition de loi de M. Tshiani. Certes, elle permettra peut-être de favoriser votre réélection. C’est d’ailleurs pourquoi une partie des cadres de l’UDPS, mon parti, soutient en sous main l’initiative de M. Tshiani. Mais à quel prix ? N’y a-t-il pas d’autres moyens pour garantir votre victoire dans les urnes en 2023 que d’utiliser un procédé aussi vil ? Lutter contre la corruption, contre l’insécurité à l’est (toutes mes félicitations, à cet égard, pour y avoir imposé l’état de siège), garantir la Justice et l’Etat de droit, créer les conditions pour que les Congolais aient un travail et puissent tous les jours manger à leur faim, etc., ne serait-ce pas là des moyens plus efficaces pour y parvenir ? En outre, quelle trace voulez-vous donc, M. le Président, laisser dans l’Histoire ? L’heure est venue de sortir du silence, de sortir de l’ambiguïté. Entre Kabila et Mandela, il vous faut choisir, Monsieur le Président !