Propulsé sur le devant de la scène politique, le nouveau président du Sénat joue un rôle central auprès du chef de l’État. De ses relations avec Joseph Kabila à son ralliement à Félix Tshisekedi, il se confie en exclusivité à Jeune Afrique.

Le temps de la disgrâce semble bien loin pour Modeste Bahati Lukwebo. Mis au ban du Front commun pour le Congo (FCC, la coalition de l’ancien président Joseph Kabila) en 2019 pour avoir présenté une candidature concurrente à celle d’Alexis Thambwe Mwamba pour la présidence du Sénat, il avait alors entamé une longue traversée du désert. Et s’il est désormais au cœur du pouvoir, c’est parce qu’il a su opérer un rapprochement stratégique avec de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), le parti présidentiel.

Cacique du camp Kabila pendant de nombreuses années, plusieurs fois ministre, chargé des portefeuilles du Plan puis de l’Économie dans les gouvernements Matata et Tshibala, Modeste Bahati Lukwebo a été l’un des artisans de l’Union sacrée puisque, nommé informateur par le chef de l’État, il a travaillé à identifier une nouvelle majorité parlementaire.

Quelques jours après son élection à la présidence du Sénat, où il a remplacé celui contre lequel il s’était présenté il y a un an et demi, Modeste Bahati Lukwebo s’est confié à Jeune Afrique pour évoquer l’Union sacrée, ses relations avec Joseph Kabila, ses ambitions personnelles et la difficile formation d’un gouvernement.

Après une candidature infructueuse en juillet 2019, vous avez été élu à la tête du Sénat, début mars. S’agit-il pour vous d’une revanche ?

Lukwebo : Pas du tout. D’ailleurs, je ne pensais pas à me retrouver à ce poste. Tout le monde m’attendait à la primature. J’avais même déjà commencé à travailler [à cette éventualité]. Ce n’est qu’à la dernière minute, pour des raisons que je ne saurais expliquer mais qui lui sont propres, que Félix Tshisekedi a préféré désigner quelqu’un d’autre. Que je préside aujourd’hui le Sénat, c’est la volonté de Dieu. Ce n’est pas une affaire de revanche.

Votre prédécesseur a été épinglé pour sa gestion des comptes du Sénat. Où en est cette affaire ?

Nous avons hérité d’une situation très difficile, marquée par de multiples dettes, estimées à 14 millions de dollars. Nous sommes en train de voir comment gérer toutes ces questions, mais cela va être très compliqué dès lors que nous continuons à subir la pression des fournisseurs. Il y aussi des sénateurs qui ont effectué des missions et qui n’ont pas été rémunérés, tandis que d’autres ont payé de leur poche des soins médicaux et n’ont pas été remboursés.

Pourquoi les sénateurs n’ont-ils pas tiré la sonnette d’alarme plus tôt ?

Je pense qu’il y a eu un problème de communication. Quand on hérite d’une telle situation, il ne faut pas la cacher, sinon les gens vont croire que l’on a des ressources et que l’on ne veut juste pas honorer nos engagements. Nous avons inauguré une nouvelle ère de transparence et de bonne gouvernance. Au moment où nous parlons, nous sommes en train d’auditer chaque créance avant de nous adresser au gouvernement, qui est notre seule source de revenus.

Le fait qu’il soit difficile de former un nouveau gouvernement ne démontre-t-il pas que l’Union sacrée, dont vous avez été l’un des artisans, est une coalition trop vaste ?

Une coalition trop vaste, ce n’est pas un problème. Que nous soyons nombreux à nous être alignés derrière le président est une bonne chose. Former un gouvernement pose est toujours un exercice délicat.

Qu’est-ce qui coince ?

Dans un pays où le taux de chômage est très élevé, tout le monde veut être ministre. Si les gens avaient des emplois dans les secteurs privé ou public, le problème ne se poserait pas. Il y a des critères qui ont été donnés pour prétendre devenir ministre. Le premier est qu’il faut avoir au moins huit députés. Beaucoup de gens n’ont pas le quota nécessaire, mais demandent quand même un poste.

Il y a aussi un critère de solidarité. C’est un critère correctif applicable lorsque l’on constate un déséquilibre, lorsque une ou deux provinces ne sont pas représentées ou qu’il n’y a pas suffisamment de femmes, de jeunes ou de personnes vivant avec un handicap. Je crois que c’est ce qui retarde encore l’annonce du gouvernement.

Craignez-vous que le partage des postes provoque des frustrations et fragilise l’Union sacrée ?

Il y aura toujours des frustrations : on ne pourra jamais satisfaire tout le monde, c’est impossible. Même si l’on formait un gouvernement de 500 ministres, il y aurait encore des mécontents. Ce qui compte, c’est que ceux qui seront choisis travaillent au service de tous.

Les ministres qui figuraient dans le gouvernement Ilunga doivent-ils exclus de la nouvelle équipe ?

Je ne pense pas. Il y en a qui ont bien travaillé et d’ailleurs, ce ne sont pas ceux qui aujourd’hui font du bruit et tiennent, coûte que coûte, à revenir aux affaires. Ceux-là croient que s’ils ne sont pas ministres, on doit mettre le feu au pays.

Mais si les acteurs demeurent les mêmes, peut-il y avoir un changement de gouvernance ?

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Ce qui est important, c’est l’impulsion qui est donnée par le président. Comme lui, je pense que nous devons tourner le dos aux vieilles méthodes, aux anti-valeurs, à la corruption, à la mauvaise gouvernance.

Pour l’instant, cette nouvelle majorité n’a pas de programme clairement défini. Pourtant, certains de ses membres évoquent déjà les prochaines échéances électorales. N’est-ce pas problématique ?

Le programme sera établi par le gouvernement qui est en cours de composition. Des experts y travaillent déjà. On ne va pas réinventer la roue, on connaît les problèmes et les besoins de la RDC : la paix, la sécurité, la bonne gouvernance, le changement des mentalités…

Comment expliquer qu’autant d’anciens fidèles de Joseph Kabila aient rejoint Félix Tshisekedi ?

Le peuple a été déçu par sa classe dirigeante. Il veut un changement dans la gouvernance du pays. Il veut aussi tirer davantage des ressources que le bon Dieu a mis à sa disposition. Je crois que c’est cette prise de conscience qui fait que beaucoup de gens viennent vers Félix Tshisekedi.

Les membres du FCC restés fidèles à Kabila et ceux de Lamuka affirment que cette majorité a été « achetée ». Que leur répondez-vous ?

Pourquoi aurait-elle été achetée et par quelle magie ? Avec quels moyens achetez-vous 391 députés nationaux ? C’est la force de la conviction qui a permis de former cette majorité.

Je n’ai jamais eu de problème particulier avec Joseph Kabila quand je travaillais avec lui. Mais dans son entourage, il y a des gens qui, par jalousie, par haine ou par paresse, préféraient combattre ceux qui apportaient quelque chose à l’ancien président. C’est ce qui est à la base de notre rupture. Nous avons travaillé avec notre intelligence, nos propres moyens, mais on nous a privé de tout. On n’a même pas reçu un dollar pour la campagne électorale [de la fin 2018], alors que nous avons apporté une grande moisson d’élus.

Ceux que vous voyez aujourd’hui n’en sont d’ailleurs qu’une partie. Beaucoup de députés qui avaient été élus nous ont, en fait, été arrachés. Tout le monde le sait. Beaucoup de nos candidats ont été mis à l’écart au profit de gens qui ont été nommés. On a laissé à mon parti [l’AFDC-A, Alliance des forces démocratiques du Congo et alliés] 44 députés, alors qu’entre 70 et 80 ont été élus… Mais comme nous ne contrôlions pas la Ceni [la Commission électorale nationale indépendante], comment le sprouver ?

Êtes-vous resté en contact avec Joseph Kabila ?

Oui, bien sûr. Je suis en bons termes avec tout le monde.

Votre nom a circulé pour le poste de Premier ministre. Vous aviez vous-même manifesté votre disponibilité. Regrettez-vous d’avoir laissé la place à Sama Lukonde Kyenge ?

Non, je n’ai pas manifesté d’intérêt pour le poste. C’est le président de la République qui, à un moment donné, a pensé que je pouvais exercer cette fonction. Ceci étant, je ne regrette rien. Nous devons maintenant soutenir celui qui est là et c’est ce que nous allons faire.

Certains, parmi vos détracteurs, vous prêtent l’intention de briguer la magistrature suprême…

Cette ambition ne m’a jamais habité, mais peut-être voulez-vous que je vous révèle certains de mes secrets ? J’ai reçu des visites, on m’a demandé d’accepter d’être le dauphin de Joseph Kabila. Cela ne m’intéressait pas et le contexte ne s’y prêtait pas. On peut servir son pays ailleurs qu’à la présidence de la République, et c’est ce que je fais au poste qui est désormais le mien. Ce sont certains de mes ennemis qui me prêtent d’autres envies parce qu’ils espèrent m’opposer au chef de l’État.

La session parlementaire de mars doit se pencher sur la question de la composition de la future commission électorale. Les réformes sont-elles un préalable à l’élection du nouveau bureau de la Ceni ?

Bien sûr. Il faut d’abord réformer pour résoudre les problèmes que l’on a connus. Tout le monde est descendu dans la rue, que ce soit les membres de l’opposition et de la majorité. Ce sont les conséquences de la mauvaise gouvernance de la Ceni.

Qu’est-ce qui doit changer ?

Les textes doivent être revus, la composition de la commission également. On doit garantir plus de transparence pour que la Ceni exprime la volonté du peuple. Cette dernière n’a pas vocation à s’enrichir ou à régler ses comptes. Elle doit n’être qu’une structure technique. D’ailleurs, si on se faisait confiance, on aurait pu laisser l’organisation des élections au ministère de l’Intérieur.

Et le recensement ? Doit-il être un préalable à l’organisation des élections ?

Non. Si on veut avoir une idée de la population, nous pouvons nous appuyer sur l’administration des territoires. Nous savons que nous avons 145 territoires, plus de 216 villes, et autant de groupements, quartiers et communes. Les chefs de ces structures peuvent nous fournir déjà quelques données. Si on le veut, on peut parvenir à obtenir ces données en peu de temps. Mais cela ne doit pas être un préalable à l’organisation des élections.

Les scrutins de 2023 pourront-ils être organisés dans les délais ?

Oui, c’est possible : on les organisera au plus tard en décembre 2023. Je pense que l’on est en train de prêter aux gens de mauvaises intentions. Comment Félix Tshisekedi pourrait-il avoir peur des élections alors qu’il a le soutien de la population ? Nous n’avons peur de rien ni de personne.

Allez-vous le soutenir en 2023 ?

Oui. C’est pour cette raison que nous disons que nous n’avons pas peur des élections. Nous sommes prêts à y participer activement.

Quelles relations entretenez-vous avec les proches du chef de l’État, notamment avec Jean-Marc Kabund-a-Kabund ?

Chacun fait son travail. Je fais le mien et je n’aime pas qu’on vienne l’entraver. Pour le reste, je pense que les relations entre les uns et les autres sont très bonnes et il ne faut pas que des questions de partage du pouvoir viennent nous diviser. Sinon, nous aurons raté l’essentiel.

On ne peut pas servir le peuple dans la division et dans les chamailleries. Le président a compris qu’il fallait changer de cap. Nous avons une nouvelle majorité, l’Union sacrée, qui n’est ni un parti ni un regroupement politique. C’est comparable à l’appel du général de Gaulle, en juin 1944. Lorsqu’il a vu qu’il y avait péril en la demeure, il a dit : « Unissons-nous pour la même cause, pour sauver le pays ». C’est ce que Félix Tshisekedi a fait.