C’est passé inaperçu il y a neuf mois : au moment où la République démocratique du Congo (RDC) tentait péniblement de démarrer un processus d’aménagement du territoire, le ministre de l’Environnement de l’époque Claude Nyamugabo a réglé le sort d’une forêt grande comme la moitié de la Belgique en la concédant à un entrepreneur belge.

Le 12 septembre 2020 M. Nyamugabo a attribué six contrats de « concessions forestières de conservation » couvrant presque 1,4 millions d’ha à Tradelink SARL, une société congolaise dont l’un des actionnaires est Aleksandar Voukovitch, un expatrié belge qui a fait carrière dans les mines, le pétrole et le bois.[1]

L’octroi des concessions par M. Nyamugabo, déjà poursuivi par la société civile dans une autre affaire,[2] semble être une violation de la réglementation en la matière. Un recours administratif gracieux visant leur retrait a été déposé le 9 juin par deux organisations de la société civile congolaise.[3]

Né à Kamisuku, dans la province de Maniema, établi à Lubumbashi depuis le début des années 90, M. Voukovitch travaille aujourd’hui pour la société Afritalia Trading, spécialisée dans les produits pétroliers et les activités de transport pour les grands groupes miniers.[4]

Si officiellement les concessions de « conservation » dans les provinces de la Tshuapa et de la Tshopo attribuées à Tradelink sont destinées à « la valorisation des services environnementaux associés à un projet REDD+ », la nature du projet que la société aurait proposé au Ministère nous est inconnue, ainsi que ses compétences en matière de conservation des forêts ou de protection des droits des communautés forestières.

Contacté par Greenpeace Afrique, M. Nyamugabo n’a pas souhaité faire de commentaire, nous renvoyant au ministère, notamment le secrétaire général et le directeur général des forêts. Ceux-ci n’ont pas répondu à notre mail.

Le code forestier fixe la limite des concessions à 500 000 ha.[5] Les contrats Tradelink excèdent de loin cette limite : ils couvrent 1 376 375 ha.

Un décret de 2011 exige que doivent assister à la séance d’examen de requête d’une concession « un représentant des populations riveraines de la forêt et, le cas échéant, un représentant des peuples autochtones ».[6] Cette exigence ne semble pas avoir été respectée non plus.

Nous ignorons le montant des sommes « convenues » avec le Ministère – selon l’expression du décret – ainsi que le montant du cautionnement bancaire qu’aurait présenté Tradelink lors de l’examen de sa requête.

Irène Wabiwa Betoko, cheffe de la campagne forêt à Greenpeace Afrique remarque : « Comme c’est curieux ! Toujours si susceptible sur tout ce qui touche à la « souveraineté nationale », la nomenklatura congolaise ne pipe mot quand, soixante ans après l’indépendance, un ministre fait cadeau d’un fief grand comme la moitié de la Belgique à une société liée à un expatrié belge. Ces concessions scandaleuses doivent être annulées immédiatement et le fait de les avoir attribuées verse dans le dossier déjà lourd contre Claude Nyamugabo. »

En plus d’avoir été actionnaire, le long de sa carrière, de « plusieurs compagnies congolaises détentrices de concessions minières», M. Voukovitch est aussi le propriétaire de la Compagnie forestière de l’Equateur (CFE), et a participé à l’exploitation d’un bief sur le fleuve Congo et à un montage financier pour récupérer des créances sur Gécamines.[7]

En 2014 l’actionnaire majoritaire de Tradelink, une société de courtage, était M. Giovanni Zunino, responsable d’Afritalia et consul honorifique de l’Italie à Lubumbashi.[8] Ce dernier, s’étant retiré du capital entre temps,[9] fait figure aujourd’hui de géant du transport minier en RDC.[10]

Cité dans les “Panama Papers”,[11] M. Voukovitch a été poursuivi il y a dix ans par une société minière canadienne, El Nino Ventures, avec laquelle sa société GCP Group était en joint-venture à l’époque dans une mine de cuivre.[12] Selon El Nino, M. Voukovitch et son chef auraient tenté de transférer illégalement des permis miniers majoritairement détenus par El Nino à « une société nouvellement créée dont le seul but était d’être destinatrice des permis ».

Si la composition actuelle du capital de Tradelink ne nous est pas connue, le signataire des contrats de concession attribués à Tradelink en septembre dernier est un certain Pierre Nakweti Kikangu.

Celui-ci est également signataire, pour le compte de la société forestière de M. Voukovitch, la CFE, du contrat de concession forestière n°001/2016 du 18 avril 2016.[13]

En 2019 la CFE n’avait toujours pas déposé un plan d’aménagement.[14] Il y a dix ans sa concession GA 032/96 avait été annulée suite aux conclusions de la Commission interministérielle de conversion des anciens titres forestiers, avant d’être réhabilitée par une décision de justice.[15]

En 2009 M. Nakweti était mandataire de la société américaine Triple A International, qui cherchait à recouvrer une créance de l’époque Mobutu.[16] La firme avait fourni les Forces armées congolaises d’« équipements militaires légers » pour 14 millions de dollars.

En 2007 M. Nakweti est « magistrat » résidant à Nairobi et actionnaire majoritaire d’une société congolaise qui s’appelle « Kivu Wood ».[17]

Un répertoire des contribuables émis en 2019 par la Direction générale des impôts indique Tradelink comme étant « en cessation d’activité ».[18]

Contacté, M. Voukovitch nous a affirmé que certaines de nos allégations seraient « assez inexactes » sans préciser lesquelles. Il nous a suggéré « avant de procéder à toute publication, d’attendre le résultat qui sera donné » au recours administratif déposé le 9 juin. M. Nakweti n’a pas répondu à notre demande d’éclaircissement.

Greenpeace en appelle à l’annulation immédiate des concessions Tradelink et à l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les conditions de leur attribution.