Lettre conjointe au secrétaire d’État des États-Unis
Monsieur le Secrétaire d’État,
Nous sommes vivement préoccupés par la crise grandissante dans la région des Grands Lacs en Afrique. Le conflit de longue date en République démocratique du Congo s’est aggravé au cours de l’année passée. Le pays compte désormais plus de cinq millions de personnes déplacées, soit le troisième déplacement de population le plus important au monde. Les meurtres de civils liés au conflit dans les provinces du Kivu ont augmenté d’environ 50% sur l’année écoulée ; des groupes armés et des troupes de pays voisins sont présents dans l’est de la RD Congo ; à la faveur du conflit, de l’or et d’autres ressources naturelles sont passés en contrebande en toute impunité vers les pays voisins attisant les violences ; et les Nations unies ont récemment averti que près de 20 millions de personnes sont en situation de grave insécurité alimentaire. Le risque est que l’escalade de la violence continue.
Au cœur de la vulnérabilité de la RD Congo à ces courants destructeurs se trouve la corruption dans les institutions de l’État, y compris les forces de sécurité, qui se rendent fréquemment responsables de violations des droits humains et collaborent avec les groupes armés. À cela s’ajoute l’incapacité de l’État à faire rendre des comptes aux principaux responsables d’abus. Les organisations de la société civile congolaise réclament la correction de graves lacunes du processus électoral qui a conduit le président Félix Tshisekedi au pouvoir. Le pays n’a toujours pas engagé de manière significative la lutte contre la grande corruption, la violence systémique et l’impunité. Il y a un risque réel que la RD Congo puisse sombrer dans une nouvelle crise politique prolongée et potentiellement violente, à l’approche des prochaines élections, prévues pour 2023. Le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda voisins se trouvent eux aussi en périodes critiques, avec des partis dirigeants qui renforcent leur emprise sur le pouvoir, un espace de contestation très restreint et une répression croissante.
Par le passé les envoyés spéciaux américains ont joué un rôle essentiel dans l’atténuation des conflits et les efforts de règlement de crises démocratiques dans la région des Grand Lacs, lorsqu’il s’agissait de personnalités connues disposant d’une équipe adéquate, combinant diplomatie et pression financière et rendant compte au Secrétaire d’État. Les présidents Clinton, Obama et Trump ont tous dépêché des envoyés spéciaux sur le terrain pour fournir une approche diplomatique aux conflits régionaux en renforçant la coopération avec les partenaires régionaux et internationaux, et alimentant une politique américaine cohérente. Parallèlement à l’intensification des sanctions ciblées des États-Unis et de l’Union européenne, les efforts déployés par ces envoyés spéciaux ont joué un rôle important pour amener l’ancien président de la RD Congo, Joseph Kabila, à organiser des élections en 2018 et quitter le pouvoir, comme le prévoyait la limite constitutionnelle de deux mandats.
Recommandations :
Nous exhortons l’administration Biden à adopter une stratégie politique régionale appropriée, afin de faire face à ces questions urgentes sur les plans sécuritaire et humanitaire et de reconnaitre un fois de plus que leur portée et leur intensité dépassent les attributions d’ambassadeurs bilatéraux et justifient la nomination d’un ou d’une envoyé(e) spécial(e). Une telle stratégie devrait être axée en particulier sur les points suivants :
Les conflits armés dans l’est de la RD Congo et la présence sur le territoire congolais d’armées étrangères et de groupes armés responsables d’exactions ;
Le commerce de l’or des conflits et d’autres ressources naturelles qui alimente la violence armée et la corruption, et sont passés en contrebande et raffinés au Burundi, au Rwanda et en Ouganda ;
La nécessité d’un mécanisme de vérification afin de déchoir les officiers responsables d’abus de leurs postes de commandement au sein des forces de sécurité congolaises, d’un programme efficace de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) pour les anciens combattants rebelles, et d’un nouveau mécanisme judiciaire permettant d’enquêter et de poursuivre en justice les principaux responsables de violations généralisées des droits humains ;
L’incapacité de parachever une transition démocratique en RD Congo et les problèmes connexes dans toute la région ;
Le recours aux leviers financiers américains, en appui aux outils diplomatiques traditionnels, pour atteindre les objectifs politiques américains en matière d’arbitrage de conflits, de droits humains et de réforme démocratique – y compris à des sanctions ciblées sur les réseaux, à des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et à une coordination avec le secteur privé.
Nous recommandons vivement à votre administration de nommer un envoyé spécial pour la République démocratique du Congo et la région des Grands Lacs d’Afrique, de haut niveau et doté de ressources et qui dépende directement du Secrétaire d’État, afin de soutenir cette approche stratégique. Une stratégie remise à jour et un envoyé spécial aideront à mettre en œuvre toute la gamme des outils diplomatiques, y compris des sanctions ciblées et modernisées, des restrictions de voyage émises par le Département d’État et des mesures contre le blanchiment d’argent, afin de réduire les conflits régionaux et de renforcer l’État de droit et la gouvernance démocratique.
Enfin, nous souhaitons attirer votre attention sur un aspect important de la politique étrangère du président Biden qu’un envoyé spécial pour les Grands Lacs pourrait aider à promouvoir. En ces temps de changements climatiques, la forêt tropicale du bassin du Congo – la deuxième plus grande en derrière celle de l’Amazonie – est une ressource précieuse qui est menacée par la progression d’un développement agricole non-réglementé et la déforestation. Soutenir les efforts visant à protéger la forêt, d’une manière qui soit respectueuse des droits des populations vivant et travaillant dans les communautés environnantes, pourrait grandement contribuer à promouvoir les objectifs plus généraux de votre administration en matière de lutte contre les changements climatiques et pour empêcher l’aggravation de l’insécurité alimentaire, la poursuite des conflits autour des ressources naturelles, ainsi que leur exploitation abusive ou illégale.
Nous sommes impatients de travailler avec vous et un nouvel envoyé spécial à l’accomplissement de certains objectifs des États-Unis en matière de renforcement de la gouvernance démocratique, de respect des droits humains et de l’État de droit, de résolution des conflits et de protection de l’environnement, dans cette région importante.
Human Rights Watch
Église presbytérienne (États-Unis), Bureau du porte-parole
Jacques Ntama Bahati, Réseau Africa Faith and Justice
Elizabeth Barad, Association du barreau de New York
Fred Bauma, LUCHA
Paul Fagan, Institut McCain
Lauren Fortgang, Coalition « Never Again »
Anthony W. Gambino, Ancien directeur de mission, USAID-RD Congo
Lia Lindsey, Oxfam America
Michael E. O’Hanlon, Brookings Institution
John Prendergast and Sasha Lezhnev, The Sentry
Eric Schwartz, Refugees International
Jason Stearns, Professeur (Simon Fraser University), Agrégé supérieur de recherches (New York University)
Stephen R. Weissman, Ancien directeur de cabinet à la sous-commission de la Chambre des représentants chargée de l’Afrique